5 février 1972 | Mort de Marianne Moore

Éphéméride culturelle à rebours



    Le 5 février 1972 meurt à New York la poète Marianne Moore, née le 15 novembre 1887 à Kirkwood (Missouri).






Marianne_moore_1
Source






                                                     SON BOUCLIER


Le torque-épine ou porc piquant
           (le porc hérissé appelé à tort hérisson) avec tous ses tranchants dehors,
       échidné et échinoderme en manteau
de fourrure d’épines de pelote d’épingles, le porc épineux ou porc-épic,
           le rhinocéros au museau cornu ―
       tout est paré pour la bataille.

La fourrure de porc n’ira pas, je me
           ceindrai de peau de salamandre comme Jean Presbyteros*.
       Un lézard au cœur des flammes, un brandon
qui est la vie, aux yeux d’asbeste**, aux oreilles d’asbeste, au pelage tatoué
           et au cochon permanent sur
       le cou-de-pied ; il peut résister au

feu et ne se noiera pas. Dans son
           pays inconquérable au sobre enthousiasme,
       l’or était si banal que nul ne s’y intéressait ; la cupidité
et la flatterie étaient inconnues. Bien que des rubis gros comme des balles
           de tennis s’agrégeassent dans les ruisseaux de sorte
       que la montagne semblait saigner,

la salamandre
           inextinguible ne se faisait appeler que presbytère. Son bouclier
était son humilité. En manteau de lin
carpasien, flanquée par sa maisonnée de lionceaux et son cortège
           sable, elle révéla
une formule plus sûre que

celle de l’armurier ; le pouvoir de renoncer
           à ce qu’on voudrait garder ; c’est ça la liberté. Deviens crâne de
dinosaure, garni de piquants ou de laine de salamandre, plus chaussé de métal
et vêtu de javelines qu’un bataillon de hérissons en acier, mais sois
           terne. Ne sois pas envié ni
armé d’un mètre d’arpenteur.


Marianne Moore, Nouveaux Poèmes (1951) in Poésie complète, Licornes et sabliers, José Corti, 2004, pp. 168-169. Édité et traduit par Thierry Gillybœuf.



*Jean Presbyteros : Jean l’Évangéliste (mort v. 100), un des douze apôtres, auteur du quatrième Évangile et à qui l’on attribue aussi l’Apocalypse.
** Asbeste : Minéral du groupe des Silicates, à structure filamenteuse, assez souple et résistante, dont on se servait autrefois pour fabriquer des tissus, des mèches de lampes et des explosifs.





Marianne_moore_corti_4





EN REGARDANT MISS MOORE…


    Miss Moore portait une longue robe crépusculaire à mince col blanc, et sa chevelure s’enroulait autour de sa tête en une tresse lustrée. Elle essayait de me sourire ; mais sourire lui était fort difficile avec ces petites lèvres tristes et ces grands yeux tourmentés.
     En regardant Miss Moore, je me sentais entraîné dans un âge révolu, peut-être le quinzième siècle, voire le onzième. Elle évoquait les grottes ombreuses d’une abbaye carolingienne, ou l’agate éclairée par une lampe d’une chapelle de Ravenne. Ses fins cheveux translucides semblaient de verre filé, et ses lèvres étaient ciselées dans de petits coraux timides.
     ― Vous préférez les choses aux gens, n’est-ce pas, Miss Moore ?
     ― J’aime bien les choses, oui, en effet ; il est si rare qu’elles aient un aiguillon perfide, comme en ont si fréquemment les gens avec leurs étiquettes et leurs attitudes ! Toutes les attitudes ont un certain aiguillon perfide ; mais hélas ! il est malaisé de vivre sans attitudes, n’est-ce pas ?
     ― Pourtant, les objets ont aussi des attitudes, vous ne croyez pas, Miss Moore ?
     ― Les objets ont souvent quelque chose d’humain aussi bien que l’animal. J’avais autrefois un panier en peau de tatou. Il m’avait été donné par un prêtre qui arrivait du Mexique. C’était un animal, voyez-vous, mais également humain puisqu’il s’agissait d’un panier. Les zébrures, l’étrangeté du dessin, la texture rêche, tout cela m’enchantait. L’odeur de la bête demeurait intacte en dépit de l’attitude humaine.
     ― Avez-vous écrit un poème sur le tatou ?
     ― Oh ! c’était beaucoup trop bonnet blanc et blanc bonnet !
Les gens disaient : « Elle a donc enfin écrit un poème sur un tatou. Il était inévitable qu’elle écrivît un poème sur un tatou ! »
    Les curieux poèmes pareils à des crabes que j’avais de longue date découverts dans un livre intitulé Observations m’avaient plongé dans un ravissement perplexe. Ils se mouvaient avec une oblique délicatesse en remuant leurs antennes annelées, et semblaient rôder vers quelque exactitude sous-marine. Les motifs changeants de leurs assonances évoquaient des algues marines balancées dans l’eau. « Son bouclier » me plaisait surtout, qui parlait d’une salamandre à laquelle il donnait tout un spectre de couleurs changeantes :

Des rubis gros comme des balles
de tennis avaient beau s’unir en coulées telles     
que la montagne semblait saigner,         

l’inextinguible
    salamandre ne se qualifiait que d’ancienne. Son bouclier,
c’était son humilité.


    Miss Moore essaya de sourire : elle sentait peut-être que je la considérais comme une salamandre ; mais le sourire s’évanouit dans l’air, et elle dit :
    ―…Maintenant, il faut que je rentre.


Frederic Prokosch, Voix dans la nuit, 10/18, Librairie Arthème Fayard, 1984, pp. 190-191. Traduit de l’anglais par Léo Dilé.




Salamandre
Image, G.AdC





MARIANNE MOORE


Marianne Moore
Source



■ Marianne Moore
sur Terres de femmes

15 novembre 1887 | Naissance de Marianne Moore



■ Voir aussi ▼

→ la
fiche des éditions José Corti sur : Marianne Moore, Poésie complète, Licornes et sabliers
→ (sur Poezibao) une
fiche bio-bibliographique sur Marianne Moore (+ deux extraits)
→ (sur Terres de femmes)
Elizabeth Bishop | Invitation to Miss Marianne Moore
→ (sur le site de la photojournaliste Esther Bubley)
trois photographies de Marianne Moore





Retour au répertoire du numéro de février 2008
Retour à l’ index de l’éphéméride culturelle
Retour à l’ index des auteurs


Commentaires

  1. Avatar de Jean-Marie

    Deux textes bien complémentaires, que je découvre avec grand plaisir.
    A signaler que le mot « asbeste » est un mot rare, pour amiante, beaucoup plus usité ; anglais « asbestos ».
    Merci à TDF,
    Jean-Marie.

  2. Avatar de Yves
    Yves

    Cette définition de l’asbeste (donnée en note par Thierry Gillyboeuf) reprend en fait pour partie celle donnée par le TLF :
    ASBESTE, subst. masc.
    MINÉR. Espèce de minéraux (groupe des Silicates) à structure filamenteuse, assez souple et résistante, relativement incombustibles, utilisés autrefois pour fabriquer des tissus, des mèches de lampes, des explosifs, etc. Asbeste amphibole/amphibolique, a-chrysotile, a-serpentine :
    L’actinote constitue généralement des amas compacts de cristaux minces, entremêlés, et elle est très commune. (…) L’actinote est quelquefois incluse, sous forme de masses chevelues vertes, dans des cristaux de quartz. L’asbeste actinote est très commune dans les serpentines des Alpes. (…) Il existe de nombreuses variétés de ces amphiboles. (…) L’amiante est l’ancien nom utilisé pour désigner l’asbeste. Elle fond plus facilement que l’asbeste serpentine. Le cuir de montagne est un tissu naturel de couleur claire formé de fibres d’asbeste amphibole.
    POUGH 1969, p. 364.
    Rem. 1. Dit aussi bois/carton/cuir des montagnes ou cuir/liège/ papier fossile. 2. Souvent confondu autrefois avec l’amiante qui représente seulement l’une de ses variétés. 3. Parfois considéré comme féminin.

  3. Avatar de Pascale

    La salamandre, aussi associée à la personne de Zelda Fitzgerald :
    « Je suis une salamandre : je traverse les flammes, sans jamais me brûler. C’est de là que me vient mon nom, parce que Minnie [la mère de Zelda] avait terriblement aimé une Zelda de papier, héroïne d’un roman oublié qui s’intitulait La Salamandre – et cette Zelda était une fière danseuse gypsie. »

    Gilles Leroy, Alabama Song, Mercure de France, 2007, page 33.

  4. Avatar de Viviane

    Ton dernier article m’a conduite
    vers cette vision naturaliste et merveilleuse
    cette langue flamboyante dont les mots cognent comme l’eau
    sur les galets
    comme nous avons encore à nous nourrir
    des mots des autres
    c’est jubilant!

  5. Avatar de Angèle Paoli

    J’ouvre pour toi, Viviane, au hasard (page 107), Marianne Moore, laissée en attente sur mon bureau :
         Le passé et le présent

    Si l’action externe est inefficace
        et la rime surannée,
        je reviendrai à toi,
    Habacuc, comme quand en classe d’instruction religieuse
        le professeur parlait de vers non rimés.
    Il disait – et je pense répéter ses propres paroles:
         » La poésie en hébreu est la prose
    avec une sorte de regain de conscience ». L’extase fournit
        l’occasion et la convenance détermine la force.
    Je te laisse à ces énigmes.

Répondre à Jean-Marie Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *