25 janvier 1896 | Mort de Frederic Leighton

Éphéméride culturelle à rebours




     Le 25 janvier 1896 meurt à Londres le peintre britannique Frederic Leighton, baron de Leighton of Stretton.
     Fils d’un médecin réputé, Leighton reçoit une éducation classique soignée, complétée par de nombreux voyages en Europe. Formé par le nazaréen Steinle dont il suit l’enseignement pendant trois ans ― de 1849 à 1852 ―, Leighton étudie également à Rome ― de 1852 à 1855, puis à Paris.
    En 1855, Leighton réalise le fameux tableau intitulé Madone de Cimabue portée en procession à Florence. Cette toile, qui remporte aussitôt un très vif succès, assure au peintre une situation éminente. Leighton est l’auteur de toiles pour l’essentiel inspirées de l’Antiquité et de la Renaissance italienne : Hercule combattant la mort pour le corps d’Alceste (1871), Jardin des Hespérides (1892).







Leighton 2
Frederic Leighton
Madone de Cimabue portée en procession à Florence, 1855
Huile sur toile, 222 x 521 cm
Leighton House Museum, Londres
(Dépôt de la National Art Gallery, Londres)







MADONE DE CIMABUE PORTÉE EN PROCESSION À FLORENCE


     Exposée à la Royal Academy en 1855, aussitôt achetée par la reine Victoria et propriété de Buckingham Palace, la grande toile de Frederic Leighton, intitulée Madone de Cimabue portée en procession à travers les rues de Florence (1855), est plus complexe qu’il n’y paraît au premier abord. Ne serait-ce que par les problématiques qu’elle soulève.
     Œuvre de Frederic Leighton (1830-1896), maître de l’Académisme passionné de classicisme, cette toile dont le sujet est emprunté à l’histoire de l’art pictural italien du Trecento, met en scène une procession dans les rues de Florence. On pourrait penser qu’il s’agit là d’une procession donnée en l’honneur de la Vierge, un 15 août, jour de l’Assomption de la mère du Christ. Mais, s’inspirant des Vite de Giorgio Vasari, le peintre britannique a imaginé de représenter le transport de la Maestà de Cimabue (exécutée de 1280 à 1285 pour l’église Santa Trinità de Florence *), portée en cortège à travers les rues de la ville. D’où le titre du tableau : Madone de Cimabue portée en procession à travers les rues de Florence.

     Cimabue (Cenni di Pepi) ― que Vasari fait naître en 1240 ― ouvre le cortège, tout de blanc vêtu, la tête ceinte de lauriers. Il donne la main au petit Giotto, son élève. Derrière eux, de nombreux artistes florentins, regroupés autour de la Madone en majesté, hissée sur un brancard de procession recouvert de draps et de tapis : l’architecte et sculpteur Arnolfo di Cambio (Arnolfo di Lapo), originaire de Colle Val d’Elsa, Gaddo Gaddi, peintre et mosaïste florentin, père du peintre Taddeo Gaddi, Nicola Pisano, considéré aujourd’hui comme le « père de la sculpture moderne », Andrea Tafi et son élève Buonamico Buffamalco, Simone Martini. Sur la droite, nonchalamment appuyé contre un mur, Dante Alighieri assiste au spectacle. À l’arrière, monté sur un cheval blanc, le roi Charles 1er d’Anjou (1227-1285), roi de Sicile. À l’avant de la procession, musiciens et nobles dames, enfants qui dansent, hommes d’église forment un autre groupe. Au balcon d’une demeure, une famille se penche pour voir passer le cortège.

     La procession semble se dérouler selon un agencement bien défini : ordre, calme, concentration et beauté. Noblesse florentine. Cependant certains détails de cette immense toile détournent l’attention portée à la procession et suscitent le questionnement. Ainsi les personnages qui assistent au cortège, en spectateurs, du haut du balcon, surprennent. Lord Leighton a introduit, comme cela se fait souvent en peinture, des signes de sa propre époque. Les coiffes des femmes, leur attitude, la présence du petit chien renvoient à l’Angleterre victorienne. Et aux préraphaélites anglais. Clin d’œil du peintre. Signature du peintre.





Cimabue_Trinita_Madonna
Cimabue
Maestà de l’église Santa Trinità, 1280-1285
Détrempe sur bois, 385 x 223 cm
Florence, Galerie des Offices





     Autre curieux synchronisme : la date de mort (1285) du roi Charles d’Anjou et celle de l’achèvement de la Maestà de Cimabue (1285). La présence de Charles d’Anjou à cette procession serait-elle pure invention de Giorgio Vasari ? Quoi qu’il en soit, il est plus que probable que cette procession triomphale du domicile du peintre vers l’église Santa Maria Novella, évoquée par Vasari dans ses Vite, ait plutôt concerné une toile de Duccio di Buoninsegna (peintre originaire de Sienne) dont la Madone dite Madonna Rucellai était en effet destinée à la chapelle Rucellai, dans l’église Santa Maria Novella de Florence. Commanditée le 15 avril 1285 par les recteurs de la Compagnie des Laudantes de Santa Maria Novella, la Madonna Rucellai, inspirée par la Maestà de Cimabue, fut longtemps attribuée à ce dernier. Cette légende « dorée » (ou imposture ?), inventée par Vasari pour glorifier Florence, sa ville natale, et qui a perduré bien longtemps après qu’un document eut identifié clairement la Madonna Rucellai comme œuvre de Buoninsegna, s’est perpétuée dans l’œuvre du peintre britannique. Persuadé d’avoir représenté la Madone de Cimabue ― à moins qu’il ne s’agisse d’une erreur volontaire ―, Leighton a intitulé son tableau Madone de Cimabue portée en procession à travers les rues de Florence. C’est pourtant bien la Madonna Rucellai de Buoninsegna qu’il a représentée sur sa toile.





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Duccio di Buoninsegna
Madonna Rucellai, vers 1285
Détrempe sur bois, 450 x 290 cm
Florence, Galerie des Offices





     Deux détails au moins permettent de l’affirmer. Derrière la Vierge, le feston dessiné par l’armature très ouvragée qui soutient les tentures ; sur les genoux de la Vierge, la position de l’enfant, bras droit tendu devant lui, sur la poitrine de la Vierge. Ces détails, très visibles sur la toile de Leighton, appartiennent bien à la Madonna Rucellai de Duccio di Buoninsegna et non pas à celle de Cimabue. Ce feston est absent de la Maestà de Cimabue. L’Enfant assis sur les genoux de la Vierge y tient son avant-bras replié sur sa poitrine. Et c’est la Vierge qui, de la main droite, montre l’enfant.

    Tableau dans le tableau, la Madone de Cimabue portée en procession à travers les rues de Florence est peut-être aussi une mise en abyme du peintre Leighton par lui-même. En mettant ostensiblement l’accent sur le peintre Cimabue (dont la notoriété dépassait celle de Duccio di Buoninsegna), Leighton n’a-t-il pas voulu se placer sous l’égide du célèbre peintre italien. Et tout en le reconnaissant comme son maître, en détourner sur lui, par effet de miroir, le talent et la gloire ?


Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli



* Il existe d’autres Maestà de Cimabue, dont celle, précoce (1270), réalisée pour l’église San Francesco de Pise (conservée aujourd’hui au Musée du Louvre).



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Commentaires

  1. Avatar de Christiane
    Christiane

    Une toile de Leighton, double inconnaissance et du peintre et de l’oeuvre, pour moi ! Plongée en abîme de l’art de l’Angleterre victorienne à celui du Trecento florentin. Rencontre avec Cimabue, Giotto enfant, Dante Alighieri. Mémoire de précédents billets mais aussi enquête scrupuleuse sur cette Madonna portée en procession. Est-elle celle de Duccio ou celle de Cimabue ? Il suffit d’un avant-bras replié, d’un feston pour que le doute s’installe.
    Les accès, par des liens judicieux, aux détails de la toile et les deux Madones réunies accroissent le plaisir.
    « Peindre comme écrire
    -son propre passage dans le temps-
    Ecrire
    comme peindre »
    C’était dans le beau livre de Françoise Clédat dont Angèle Paoli nous a ouvert le chemin, récemment, Une baie au loin (Turnermonpère).
    Ici aussi, entrées multiples liant peinture et écriture, pour éclaircir un mystère et peut-être résoudre une énigme ou seulement pour le bonheur de partager un « passage dans le temps » d’une passionnée de peinture et de littérature…

  2. Avatar de Guidu

    114 Œuvres de Lord Frederic Leighton,
    courtesy of Frederic-leighton.org
    Amicizia
    Guidu ___

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