Kenneth White | Conrad sur L’Île-Grande

« Poésie d’un jour »
dédiée à Denise Le Dantec
et à Maddalena Rodriguez-Antoniotti





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Source







CONRAD ON ÎLE-GRANDE




In the spring of 1896, Joseph Conrad was looking for
a quiet place to live and work. He finally found it on  
Brittany’s north coast.                                                      




1.

Outside an Atlantic wind was blowing hard
flecking the sea in rough patches
over by the Triagoz

inside the rude granite dwelling
his mind was wandering
among the isles of the Malay archipelago

the Otago
out from Bangkok
crossing the shadow line…

Tuan Jim
reduced to a white point
in a turbulence of darkness…

beginnings and endings he could see
both with lyrical intensity
and he was overwhelmed by inexplicable atmospheres
the tiresome thing
was to tell the story.


2.

Let it be told by intermediaries
spinning yarns
while he floated above them
a man of vision rather than just another storyteller

if the sea had meant dogged slogging
cargo by cargo from harbour to harbour
it had also meant a vastness of meditation

the ocean a pure metaphor
for panic, anarchy and chaos…


3.

Rain had begun spattering on the window pane
and was becoming stronger

like those ghost voices in the cabin

that was when he began to write
and went on without a pause
for six timeless hours

« He kept to seaports
because he was a seaman in exile from the sea
and had ability in the abstract…
thus in the course of years
he was known successively
in Bombay, Calcutta, Rangoon and Batavia… »


4.

Late afternoon
a cool blue in the sky
he went for a walk around the island

watching gulls
flying wilfully
over by Crow Rock

seeing
scattered at the tide’s edge
lines of wrack

then the sun set
a seal of incandescence
and night descended
like a benediction.






CONRAD SUR L’ÎLE-GRANDE




Au printemps de l’année 1896, Joseph Conrad était à
la recherche d’un lieu tranquille pour vivre et travailler.
Il finit par trouver sur la côte nord de la Bretagne.         




1.

Dehors le vent atlantique soufflait fort
parsemant la mer d’éclats d’écume
au loin, vers les Triagoz

dans la rude maison de granit
son esprit vagabondait
parmi les îles de l’archipel malais

l’Otago
parti de Bangkok
traversant la ligne d’ombre…

Tuan Jim
réduit à un point blanc
dans une obscure turbulence…

il pouvait voir les commencements et les fins
avec une intensité lyrique
et il était submergé d’atmosphères inexplicables
l’ennui
était de raconter l’histoire.


2.

La laisser conter par des intermédiaires
qui en dérouleraient le fil
tandis que lui flotterait au-dessus
homme de vision plutôt que simple conteur

si la mer avait été dur labeur
cargaison après cargaison de port en port
elle avait aussi été une immensité de méditation

l’océan, pure métaphore
pour panique, anarchie et chaos…


3.

La pluie fouettait maintenant la fenêtre
et s’intensifiait

comme ces voix fantômes dans la cabine

c’est alors qu’il se mit à écrire
et poursuivit sans répit
pendant six longues heures

« Il ne quittait pas les ports
marin en exil de la mer
et possédait des capacités virtuelles…
ainsi au fil des années
on le croisa successivement
à Bombay, Calcutta, Rangoon et Batavia… »


4.

En fin d’après-midi
ciel d’un bleu froid
il sortit faire le tour de l’île

regarda les mouettes
voler fougueusement
là-bas vers le rocher du Corbeau

vit
dispersées sur l’estran
des traînées de goémon

puis le soleil se coucha
sceau d’incandescence
et la nuit descendit
comme une bénédiction.


Kenneth White, Les Archives du littoral, édition bilingue, Mercure de France, 2011, pp. 150-155. Traduit de l’anglais par Marie-Claude White.




Note d’AP : dans le cadre de la semaine spéciale « Bleu Conrad » qui se tient jusqu’au 16 mars à l’espace Diamant d’Ajaccio, Kenneth White donnera le 16 mars, à 18h00, une conférence sur les « Nomades intellectuels en Corse : Rousseau, Boswell, Conrad ». Entrée libre. Renseignements Espace Diamant : 04 95 50 40 80. Pour en savoir plus, cliquer ici.





Bleu Conrad





■ Kenneth White
sur Terres de femmes

La Corse est un cosmo-poème
Ici, sur l’île aux oiseaux
Lettre à un vieux calligraphe


■ Joseph Conrad
sur Terres de femmes

Maddalena Rodriguez-Antoniotti, Bleu Conrad (note de lecture)
3 février 1921 | Joseph Conrad. En partance pour Ajaccio (incipit de Bleu Conrad de Maddalena Rodriguez-Antoniotti)
14 juillet 1900 | Joseph Conrad, Lord Jim


■ Voir | écouter aussi ▼

→ (sur Terres de femmes)
29 avril | Denise Le Dantec, L’Estran (extrait de L’Estran Autour d’Île Grande)
le site officiel de Kenneth White
→ (sur Dailymotion)
un entretien de Kenneth White avec Bernard Pivot (2006)[première partie]
→ (sur Dailymotion)
un entretien de Kenneth White avec Bernard Pivot (2006)[deuxième partie]

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Commentaires

  1. Avatar de Denise Le Dantec
    Denise Le Dantec

    Merci beaucoup.

    Mon frère a écrit un livre superbe intitulé La Vie ordinaire de Joseph Conrad. L’Île Grande, qui va être réédité. C’est moi qui en ai trouvé le titre… Je suis très fière de ce livre de mon frère. Je te remercie de tout mon cœur. Car Île Grande est très chère à mon cœur (tu le sais). Oui, Île Grande est un palimpseste !
    A toi

  2. Avatar de Mahdia Benguesmia
    Mahdia Benguesmia

    Quel beau texte est le n° 2 !
    Entre « intermédiaires », « conteur », « cargaison après cargaison », « de port en port » et « métaphore », le tout est même.
    L’océan des mots est la plus belle des métaphores en sa panique, son anarchie et son chaos !

    Quel beau rythme aussi est celui du texte « 3 » où l’écrivain jette les mots comme des dés, les rend indépendants le temps de semer leurs graines ici et là, puis les accroche et les met en collier comme un beau bijou corse!
    Entre la voix de « la pluie », celles « fantômes dans la cabine » et celle que font tonner « six longues heures » d’écriture, le poète s’ajoute au poète, s’ajoute au mot, et devient le fermoir. Du bijou ou du livre comme veut le lecteur !

    Le texte 4 est unique par son ciel d’un bleu froid.
    Qu’il est singulier ce froid qui devient la couleur, et qu’elle est singulière cette couleur qui frémit comme le cœur du poète qui regarde se coucher le temps !
    Bleu froid, bleu de la nuit, bénédiction de l’harmonie du mot qui couche autant le soleil que la nuit dans la tendre indifférence de la fougue du jour !

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