Jacques Ancet | L’égarement

«  Poésie d’un jour  »




M-me lumi-re- m-mes couleurs- m-me faux bien--tre- m-me apparente transparence
Ph., G.AdC





L’ÉGAREMENT
(EXTRAIT)



Tout a poussé, tout me submerge. L’herbe tremble sous la lumière. Le chêne fomente son labyrinthe, le ciel tombe derrière les collines. La beauté me sort des yeux. J’en ai plein la bouche. Mais quand je l’ouvre, si peu en sort :

                           ― la… la…
                           ― Oui ?
                           ― le … le …
                           ― Oui ?

Ma main fait un geste évasif. Dans mon dos, des images cathodiques. Nettes, reconnaissables. Je sombre dans la non-image.



*


À présent, je dis non

                           ― Vraiment ?
                           ― Vraiment.

Non à ce oui où s’enlise le jour : même lumière, mêmes couleurs, même faux bien-être, même apparente transparence. Tout est là, trop à sa place pour être vrai. Chaque objet ― carafe, tasse, fauteuil ―, chaque chose ― montagne, chêne ― se referme sur sa propre suffisance. Plus rien ne circule qu’un petit air de déjà vu, déjà connu. Et quand je parle, même pipeau, mêmes crapauds, même voix toujours au bout du fil :

                           ― Allo oui ?
                           ― Alors non.
                           ― Non ?
                           ― Non.


*


Elle tend son pied, le regarde (bruit d’insectes et de mobylette). Son gros orteil pointe vers le ciel un peu gris de chaleur. (Des arbres, bien sûr, des herbes hautes, balancées).

                           ― Une patte, pas un pied.
                           ― Mais non.
                           ― Mais si.

Son index s’approche, touche la peau rose. Des moteurs circulent, invisibles parmi bourdonnements et roulades. Entre mes yeux et les choses, un vide sans espace ― une sorte d’attente inquiète où je me je tiens, sans savoir où.

                           ― L’ailleurs est ici.
                           ― Et l’ici ailleurs ?
                           ― Non ici. Tout est ici.

La montagne fume. Le vent tourne les pages du journal. Main posée sur le pied elle voit ce que je voudrais voir. Je regarde, je ne vois que mon ombre.



*


Un pas, un autre. Entre, l’élan qui me porte. L’ombre, la lumière, le blanc, le noir. Je marche, seul entre oui et non.



Jacques Ancet, L’Égarement, in Revue Nu(e), n° 37 Jacques Ancet, numéro coordonné par Serge Martin, septembre 2007, pp. 24-25.




JACQUES ANCET


Jacques Ancet
Source




■ Jacques Ancet
sur Terres de femmes


[Le chant du même oiseau n’a pas cessé de me poursuivre] (extrait de Huit fois le jour)
Dans l’indéfini (extrait de Chronique d’un égarement)
L’identité obscure (extrait du chant 9 de L’Identité obscure)
[Je cherche] (extrait de L’Âge du fragment)
Image et récit de l’arbre et des saisons (lecture d’AP)
Je reviens
[On dit quelqu’un] (extrait des Travaux de l’infime)
On voit toujours (extrait de Puesto que él es este silencio)
Oublier l’heure (extrait de Chronique d’un égarement)
L’âge du fragment (extrait de La Vie, malgré)
[Mais c’est parce qu’il est tard] (extrait de Voir venir Laisser dire)
14 juillet | Jacques Ancet, Comme si de rien
10 décembre 2001 | Jacques Ancet, Un morceau de lumière
4 novembre 2012 | Jacques Ancet [Sous le bruissement du sang, tweet]




■ Voir aussi ▼


→ (sur Esprits Nomades)
une page Jacques Ancet
Lumière des jours, le blog de Jacques Ancet






Retour au répertoire du numéro de juin 2009
Retour à l’ index des auteurs

» Retour Incipit de Terres de femmes

Commentaires

  1. Avatar de Marie-Christine Touchemoulin
    Marie-Christine Touchemoulin

    Imaginons une forêt à l’aube : Les brumes estompent les premiers rayons du soleil qui se fraye un passage en enrobant les arbres. Le feuillage et la terre sont tout en demi-teintes; leurs nuances reflètent l’harmonie, la sérénité se profile. Les écureuils en sont troublés; ils n’osent plus bouger par crainte de froisser l’éveil de la forêt qui n’ose plus frémir, par crainte d’effaroucher les écureuils. Seul le murmure du vent saura les ranimer.
    Ecrire ? Venir à la rencontre de… Accueillir le silence.
    Le poète est le fin limier au pied des chênes qui recèlent les truffes dans l’entrelacs de ses racines personnelles.
    MCT * LES OVOÏDES – Hors saison

  2. Avatar de Mth P

    Entre le NON et le OUI , le kaléidoscope des possibles et des ébauches, la pensée les émiette avec indifférence ou délectation. Le poème recolle tout ça dans un paysage avec objets qui a l’air vrai. Un mutisme subsiste, la cécité va de pair. Cela semble éternel.

Répondre à Marie-Christine Touchemoulin Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *